La représentation de l’espace chez l’animal
Bruno Poucet et Étienne Save
1 Une façon naturelle d’organiser nos souvenirs est de les situer à la fois dans l’espace et
dans le temps. Ainsi, les épisodes liés à nos expériences les plus marquantes, et devant
donc être conservées, sont-ils codés grâce à notre capacité à y associer un contexte spatial
et temporel (Tulving 1983). Il est donc indispensable de disposer à la fois d’une
représentation spatiale fidèle susceptible de servir de cadre de référence au codage des
informations et de processus permettant de gérer leur composante temporelle. Bien que
ces deux aspects soient indissociables, ce chapitre n’aborde qu’une seule des facettes du
codage spatio-temporel en se focalisant sur la nature des mécanismes permettant à
l’organisme de construire une représentation spatiale de son environnement.
2 Au cours des deux dernières décennies, notre compréhension des processus de
représentation de l’espace a connu des progrès considérables. Ces progrès sont largement
dus à l’utilisation du modèle animal qui, tout en offrant la possibilité d’adopter une
perspective comparative, permet de soulever des questions expérimentales qu’il est
difficile d’aborder chez l’homme. Chez l’animal, comme chez l’homme, la mémoire
spatiale est le dénominateur commun de la plupart des actions. En effet, l’animal doit en
permanence s’orienter par rapport aux repères disponibles dans l’environnement afin de
planifier des trajectoires optimales vers des lieux importants pour sa survie.
3 Ainsi, de nombreuses espèces possèdent une mémoire spatiale remarquable (Gallistel
1990). Par exemple, l’oiseau casse-noix d’Amérique du Nord Nucifraga columbiana prend la
précaution, pendant l’automne, de stocker des graines en prévision de l’hiver. Pour éviter
le pillage de ses provisions, il a développé une stratégie simple et efficace qui consiste à
disperser les sites de stockage sur un vaste territoire. Le nombre de ces caches peut aller
de plusieurs centaines à plusieurs dizaines de milliers. Pourtant, l’oiseau est parfaitement
capable de retrouver la plupart de ces caches plusieurs mois après. Il s’agit là d’une
capacité étonnante en raison à la fois du nombre d’emplacements mémorisés et du laps de
temps qui sépare le moment du stockage des graines de celui où l’animal les récupère
(Clayton et Lee 1998).
La perception de l’espace
4 Les animaux perçoivent l’espace et en extraient des informations pertinentes pour les
comportements spatiaux en utilisant deux types d’informations sensorielles : les
informations externes four nies par l’environnement (informations allothétiques•) et les
informations internes fournies par les déplacements propres de l’animal (informations
idiothétiques•). Les informations allothétiques sont principalement de nature visuelle,
auditive et olfactive, tandis que les informations idiothétiques proviennent des systèmes
vestibulaires, somatosensoriels et proprioceptifs. La vision est sans conteste une modalité
fondamentale pour la perception des informations spatiales y compris chez les espèces
macrosmatiques. D’ailleurs, la plupart des modèles comportementaux de l’orientation
utilisés dans les laboratoires exploite les capacités des animaux à discriminer des repères
visuels présents dans l’environnement. Les informations olfactives et, dans une moindre
mesure, les informations auditives peuvent jouer un rôle, mais ce rôle semble être
relativement limité. En effet, l’animal peut difficilement utiliser les informations
olfactives et auditives pour compenser l’absence ou la non pertinence des informations
visuelles. En revanche, ces informations (en particulier olfactives) pourraient renforcer et
corroborer les informations visuelles. L’animal serait ainsi capable de détecter des
conflits entre les différentes sources d’information qui peuvent survenir lors de
changements de l’environnement (Lavenex et Schenk 1995).
La diversité des comportements spatiaux et les représentations
5 Il existe de nombreuses stratégies d’orientation. Parmi les plus simples, l’animal peut
utiliser des repères directement associés au but ou la perception du but lui-même
(stratégie de guidage visuel) pour se rendre d’un point à un autre. Il peut aussi parcourir
des chemins fixes, déterminés par la mémorisation d’une séquence de réponses
stéréotypées qui résultent de l’association d’un événement perceptif (l’apparition de tel
repère) avec un événement moteur (tourner sur la droite). Ces différentes stratégies, qui
reposent sur des règles simples, sont peu flexibles et confèrent à l’animal une capacité
d’adaptation relativement limitée. Elles ne semblent utilisées de façon prépondérante que
dans certaines conditions, par exemple lorsque l’environnement est pauvre en repères
spatiaux, ou encore lors de phases spécifiques de l’apprentissage.
6 Une stratégie d’orientation différente permet à l’animal d’effectuer des trajectoires
directes vers certains lieux importants de son environnement (par exemple son gîte) en
l’absence d’informations environnementales (revue dans Biegler 2000). Ce comportement,
dit d’intégration des trajets, repose sur l’utilisation des informations inhérentes aux
mouvements propres de l’animal. Ainsi, l’intégration des signaux vestibulaires résultant
des accélérations angulaires et linéaires effectuées au cours du déplacement permet à
l’animal de connaître, à tout instant, la direction et la distance de son point de départ. Un
vecteur pointant sur l’origine du déplacement est en quelque sorte mis à jour de façon
continue. L’animal est alors capable de retourner en ligne droite vers son gîte après avoir
effectué un trajet aller sinueux. Ce système a plusieurs avantages. En particulier, il limite
considérablement la quantité d’informations dont doit disposer l’animal pour un retour
efficace à son gîte. Il présente cependant l’inconvénient majeur d’être très sensible aux
erreurs de calcul. Ces erreurs sont cumulatives et aboutissent, lors de déplacements
importants, à ce que les informations de distance et de direction soient inutilisables. De
ce fait, ce système d’orientation n’est utilisé que dans des circonstances particulières,
comme la toute première investigation d’un environnement nouveau ou lors des
déplacements en l’absence de toute information visuelle (par exemple dans l’obscurité).
7 Enfin, l’observation du comportement dans certaines tâches suggère fortement qu’il
existe une forme de représentation de l’espace chez l’animal. Par exemple, un rat est
capable de localiser un lieu non directement perceptible en utilisant l’ensemble des
repères disponibles dans la pièce d’expérience, et ce quel que soit son point de départ
(Morris 1981). L’animal ne pouvant utiliser un repère associé au but ou reproduire une
trajectoire stéréotypée, il est difficile d’interpréter sa performance sans faire l’hypothèse
de l’existence d’une représentation spatiale au sein de laquelle seraient codées la
structure de l’environnement et les positions de certains lieux. Ce concept a été
popularisé sous le terme de « carte cognitive ». Historiquement, les cartes cognitives sont
définies comme des représentations allocentrées (indépendantes de la position de
l’animal) de l’environnement (Tolman 1948). Ces cartes conserveraient les informations
concernant les relations spatiales entre les différents lieux, ce qui suppose l’existence
d’un système de coordonnées, ou référentiel, permettant la localisation de points
particuliers dans l’environnement. Cette hypothèse a connu bien des difficultés avant
d’être acceptée. Elle est le fruit d’une lente maturation et de nombreux affrontements
théoriques entre les partisans des positions « béhavioristes » qui considéraient
l’organisme comme une machine à établir des relations stimulus-réponse (S-R), et les
partisans de la position cognitiviste qui considéraient l’organisme comme capable
d’établir une représentation de son environnement. Bien qu’il reste encore de
nombreuses interrogations sur leur nature, les cartes cognitives permettraient à l’animal
de se détacher des variations brusques de l’environnement et de maintenir une certaine
« homéostasie comportementale ». Ainsi, les représentations spatiales permettent la
reconnaissance de l’environnement et l’identification des modifications qui ont pu
l’affecter, et autorisent la simulation et la planification des déplacements en fonction des
contraintes spatiales. En fin de compte, elles contribuent à accroître les chances de survie
de l’animal en butte aux variations souvent pernicieuses de l’environnement.
Un exemple de tâche de navigation
8 Le paradigme expérimental qui a définitivement confirmé la possibilité que l’animal
puisse s’orienter sur la base d’une mémoire des lieux et de leurs relations spatiales est
celui imaginé par Richard Morris en 1981. Le dispositif est un bassin circulaire contenant
de l’eau rendue opaque dans lequel se trouve, à un emplacement spécifique, une plateforme
submergée et donc invisible. La tâche de l’animal, lorsqu’il est placé dans le bassin,
est de localiser et d’atteindre cette plate-forme (servant alors de refuge). Comme le point
de départ de l’animal est changé d’un essai à l’autre, une solution rigide consistant à
adopter une trajectoire stéréotypée n’est pas applicable. En fait, la seule manière pour
l’animal de résoudre le problème est de mémoriser la localisation de la plate-forme sur la
base des informations provenant de l’environnement distant. Est-il possible cependant
que l’animal ait pu simplement mémoriser un « instantané photographique » de la
configuration des indices environnementaux tels qu’ils sont perçus à partir de la plate-
forme ? Dans ce cas de figure, l’animal chercherait à atteindre la plateforme en se
déplaçant de manière à réduire la discordance entre la configuration perçue et la
configuration mémorisée de ces indices. Toutefois, l’analyse des trajectoires montre que
l’animal ne se comporte pas de cette façon. L’aspect relativement linéaire des trajets
indique que, loin de chercher à continuellement ajuster sa trajectoire, l’animal semble
plutôt avoir déterminé le but dès le point de départ et avoir ainsi planifié sa trajectoire en
conséquence. Il semble donc capable de localiser la plate-forme à partir des seules
informations environnementales et indépendamment de son point de départ (Morris
1981), et ceci même s’il n’a pas eu auparavant la possibilité d’« explorer » la partie du
labyrinthe utilisée comme point de départ (Sutherland et Rudy 1988, Matthews et Best
1997). Cette localisation reposerait donc sur une représentation de l’environnement,
indiquant les positions respectives du point de départ et du but, permettant ainsi de
procéder au calcul du trajet optimal.
Le rôle de l’exploration
9 L’exploration est une manifestation essentielle de l’activité de l’animal. Un rat affamé,
placé dans un environnement nouveau contenant de la nourriture, commencera toujours
par explorer intensément cet environnement avant de consommer la nourriture. En
conséquence, il est peu d’études comportementales qui ne soient précédées d’une phase
initiale de familiarisation avec l’espace expérimental. Loin d’avoir un rôle secondaire,
cette phase permet à l’animal de prendre connaissance de son nouvel environnement et
d’assurer la stabilisation de son activité, indispensable à la réalisation des tests ultérieurs.
En fait, la suppression de cette phase rend impossible la production de performances
correctes dans la plupart des situations de résolution de problème spatial auxquelles peut
être confronté le sujet. Les comportements exploratoires manifestés par les rongeurs
lorsqu’ils sont placés pour la première fois dans l’espace d’expérience se caractérisent par
une activité locomotrice intense parsemée d’arrêts. Au cours de ces arrêts, l’animal
inspecte de façon plus « attentive » certains objets ou certains emplacements. L’évolution
de cette activité décroît en fonction du temps jusqu’à atteindre un niveau asymptotique
relativement bas par rapport au niveau initial. Tout changement intervenant dans un
espace précédemment exploré réactive les comportements d’exploration, traduisant le
fait que le sujet ne reconnaît plus tout ou partie de la situation précédente.
10 De nombreuses expériences montrent que l’animal réagit ainsi à des modifications
discrètes des relations spatiales entre les objets de l’environnement par une
augmentation de son activité exploratoire (Poucet et al. 1986, Thinus-Blanc et al. 1987).
Cette augmentation peut, en fonction du type de relations spatiales manipulé, être dirigée
soit vers les objets déplacés – un comportement qui traduit la détection et la localisation
correcte de la source du changement –, soit vers l’ensemble des objets – un
comportement qui traduit une bonne détection mais une localisation imparfaite de la
source du changement. Enfin, certaines modifications n’entraînent aucune réaction
exploratoire, traduisant probablement une généralisation de la situation précédente à la
nouvelle situation.
11 Ces expériences illustrent bien les fonctions de reconnaissance et d’identification de
l’environnement dévolues au système de traitement de l’information spatiale. La portée
de ces fonctions dépasse toutefois la simple comparaison entre des données représentées
et des données perçues. En effet, en libérant les canaux attentionnels responsables de
l’échantillonnage de l’environnement connu, l’utilisation d’une carte spatiale permet la
focalisation de ces canaux vers les aspects inattendus (non représentés), et rend donc
possible les activités exploratoires à venir. C’est en ce sens que la carte joue un rôle
fondamental dans toute activité cognitive en pilotant le recueil ultérieur des informations
(Thinus-Blanc 1988).
Le contenu informationnel des cartes cognitives
Importance de la géométrie de l’espace
12 La structure géométrique de l’espace semble jouer un rôle fondamental dans
l’établissement du référentiel spatial nécessaire à la navigation. Par structure
géométrique, on entend les aspects configuraux qui participent à l’anisotropie• de
l’espace, et qui fournissent donc des informations directionnelles directement
extractibles de la structure asymétrique de l’espace. Un environnement de forme
rectangulaire est un espace géométrique anisotrope, présentant une information
directionnelle inhérente à sa structure. Au contraire, une arène circulaire constitue un
espace isotrope. Une certaine anisotropie y est cependant artificiellement créée par
l’introduction d’objets qui brisent sa symétrie structurale.
13 Le rôle de la géométrie de l’espace a tout d’abord été suggéré par Cheng (1986) et
Margules et Gallistel (1988). Leurs expériences consistent à placer le rat dans une arène
de forme rectangulaire dont chacun des coins est marqué par un indice visuel saillant et
différent. En outre, l’un de ces coins contient une parcelle de nourriture cachée (enterrée
dans la sciure du sol). Lors d’un essai de présentation, l’expérimentateur montre à
l’animal où se trouve la nourriture. Le rat est alors retiré de l’arène et placé dans une
boîte opaque que l’on fait lentement tourner afin de le désorienter. Il est enfin relâché au
centre de l’arène pour un essai de choix, sa tâche étant de localiser le coin du dispositif
dans lequel la parcelle de nourriture est enterrée. Le résultat généralement obtenu dans
cette situation est que les choix effectués par les animaux sont majoritairement orientés
vers le coin correct et son équivalent géométrique (le coin opposé), les fréquences de
visites de ces deux lieux n’étant pas sensiblement différentes. Ce comportement est
observé malgré la présence des indices caractérisant chacun des coins de l’arène qui, en
principe, auraient dû permettre une discrimination aisée du coin correct et de son
équivalent géométrique. La géométrie globale de l’environnement semble donc être l’un
des paramètres fondamentaux du codage spatial effectué par l’animal (voir Hermer et
Spelke 1994 pour des observations similaires chez le jeune enfant ; figure 1 : voir cahier
couleur hors-texte).
Utilisation des informations locales et des informations distantes
14 Un faisceau d’arguments convergents suggère que les informations provenant de l’espace
distant seraient utilisées préférentiellement aux informations provenant de l’espace plus
proche. Bien qu’il soit difficile d’établir de façon rigoureuse ce qui doit être considéré
comme relevant de chacune de ces deux sphères d’espace, on peut, en première approche,
considérer que les repères proches sont ceux que l’animal peut directement approcher
sous différents angles au cours de ses déplacements, tandis que les repères distants sont
ceux qui restent hors de portée de l’animal. De toute évidence, cette dichotomie est
schématique dans la mesure où, en conditions naturelles, le déplacement même de
l’animal peut l’amener à contacter des repères initialement très éloignés. Au laboratoire,
cependant, cette distinction est valide puisque le déplacement de l’animal est
généralement limité à une aire restreinte.
15 À titre d’exemple, considérons le comportement de navigation du rat dans la tâche de
Morris. Les seules informations dont dispose l’animal pour localiser la plate-forme sont
celles situées à la périphérie du bassin, et peuvent donc être qualifiées de distantes selon
la terminologie adoptée ci-dessus. Dans ces conditions, la performance optimale de
navigation s’établit en une trentaine d’essais. Au terme de cette période, les trajets sont
de durée et de longueur minimales (Morris 1981, Whishaw 1985). La rapidité avec laquelle
est obtenue cette performance contraste fortement avec l’évolution apparemment
beaucoup plus progressive du comportement de navigation lorsque celui-ci repose sur
l’utilisation de repères proches. Ainsi, lorsque la localisation de la plate-forme doit être
effectuée sur la seule base de repères locaux placés directement dans le bassin (les
repères distants étant neutralisés), plus de soixante essais sont nécessaires avant que
l’animal atteigne une performance correcte (Benhamou et Poucet 1998). Ce résultat, que
l’on peut retrouver chez d’autres espèces dans des expériences reposant sur des
procédures similaires (Collett et al. 1986, Teroni et al. 1987), suggère ainsi une certaine
primauté des informations distantes sur les informations proches dans le contrôle des
comportements de navigation.
16 Une explication tient au fait que, pour construire une représentation de la configuration
des repères proches, l’animal doit tenir compte des effets de parallaxe. En effet,
contrairement aux repères lointains, l’apparence des repères proches peut être
sensiblement modifiée au cours des déplacements. L’animal doit être capable de mettre
en relation ces différentes apparences, probablement en combinant les informations
sensorielles externes et les informations internes générées par son propre déplacement.
Les apprentissages spatiaux reposant sur des repères proches seraient plus difficiles en
raison de la nécessité de recourir à ces processus de combinaison qui réclament un
traitement supplémentaire. Ceci étant, les repères proches ont théoriquement l’avantage
de permettre une meilleure discrimination spatiale en fournissant à l’animal des
informations positionnelles précises. En revanche, les repères éloignés sont relativement
insensibles aux mouvements de parallaxe, ce qui fait qu’ils peuvent fournir à l’animal des
informations directionnelles stables.
Représentation de la connectivité de l’espace
17 Pour être opérationnelle, la représentation de l’espace construite par l’animal doit
donner des informations sur la structure et les propriétés des trajets possibles dans
l’environnement. Certaines expériences montrent que la connectivité spatiale est
effectivement intégrée par l’animal. Dans des dispositifs de type labyrinthe, l’animal est
capable d’effectuer des détours tenant compte de la longueur et de l’orientation des
trajets possibles (Tolman et Honzik 1930, Poucet et al. 1983). Ces expériences
correspondent à une mise à l’épreuve des plus pures de l’hypothèse des cartes cognitives.
En effet, elles soulignent que le contenu spatial de telles représentations n’est pas limité à
des points particuliers de l’espace, mais comprend également certains aspects concernant
la structure d’ensemble de l’environnement dans lequel se déplace le sujet. Cette
conclusion est en contradiction non seulement avec les modèles qui proposent que
l’intégration des informations spatiales s’effectue sélectivement dans les lieux importants
pour l’animal (Collett et al. 1986), mais également avec ceux qui, dans une perspective
connexionniste, proposent d’assimiler les cartes cognitives à des cartes matricielles
codant, de manière rigide, les associations entre lieux (définis en termes de vues locales
de l’environnement) et réponses motrices du sujet (Leonard et McNaughton 1990).
Le substrat neuronal des représentations spatiales : le cas de l’hippocampe
18 La richesse des représentations spatiales construites par l’animal conduit naturellement à
s’interroger sur la nature de leur support neuronal. Bien que l’on sache aujourd’hui que
de nombreuses aires cérébrales sont impliquées dans la genèse et l’utilisation des
représentations spatiales, l’hippocampe occupe une place privilégiée dans ce domaine de
recherche. Les raisons de l’importance accordée à cette structure sous-corticale
proviennent d’un faisceau d’arguments convergents. Par exemple, de très nombreuses
études montrent que des lésions hippocampiques chez le rat induisent des déficits massifs
dans la plupart des tâches spatiales (Poucet et Benhamou 1997). Les perturbations plus
modérées de l’activité neuronale hippocampique, consécutives par exemple à des
manipulations pharmacologiques spécifiques d’un système de neurotransmission,
entraînent également des déficits importants (e.g. Steele et Morris 1999).
19 Cependant, l’argument essentiel en faveur de la fonction spatiale de l’hippocampe
s’appuie sur l’existence de « cellules de lieu » situées dans l’hippocampe du rat. Ces
cellules de lieu ont la propriété caractéristique d’être sélectivement activées lorsque
l’animal se trouve dans certaines régions restreintes de l’environnement
indépendamment de la direction de sa tête (O’Keefe et Dostrovsky 1971, voir Poucet et al.
2000 pour une revue). Cette activité semble contrôlée par les informations visuo-spatiales
provenant de l’environnement distant. À l’échelle de la population neuronale, l’activité
des cellules de lieu serait la traduction électrophysiologique de la représentation des
positions de l’animal.
Propriétés fondamentales des cellules de lieu
20 Les travaux récents d’électrophysiologie unitaire de l’hippocampe ont permis de préciser
un certain nombre de propriétés des cellules de lieu (Poucet et al. 2001 pour une revue).
Ces cellules représentent une fraction importante des cellules pyramidales de
l’hippocampe. Leur champ d’activité (la zone de l’environnement dans laquelle leur
décharge est intense) peut être de forme et de taille variées. Dans un environnement
nouveau, le champ d’activité s’établit en 2-5 minutes. Une fois stable, il persiste pendant
des semaines, voire des mois. En outre, le champ d’activité persiste plusieurs minutes
après le retrait des indices visuels provenant de l’environnement distant. Cette stabilité
temporaire semble reposer sur l’utilisation d’informations d’origine vestibulaire et
proprioceptive liées aux mouvements de l’animal, mais aussi sur des informations tactiles
et olfactives (Save et al. 1998, Save et al. 2000).
21 Pour étudier le contrôle des champs de réponse par les indices de l’environnement, le
groupe de R. Muller à New York a développé dans les années 1980 un modèle
comportemental très simple qui consiste en une arène circulaire dans laquelle le rat peut
se déplacer librement. L’arène est entourée de rideaux afin de limiter l’accès aux
informations provenant de la pièce et le seul repère disponible est une grande carte
blanche fixée sur la paroi. Dans une expérience princeps, ces auteurs ont montré qu’une
rotation de la carte effectuée en l’absence de l’animal s’accompagnait d’une rotation
correspondante de la position des champs d’activité des cellules de lieu (Muller et Kubie
1987 ; figure 2 : voir cahier couleur hors-texte). En règle générale, l’activité des cellules de
lieu est sous la dépendance des informations provenant de l’environnement externe bien
qu’elle puisse être influencée par les informations d’origine endogène dans certaines
conditions.
22 De nombreux travaux conduits dans l’optique de déterminer la nature des informations
pertinentes pour le système des cellules de lieu, autrement dit celles dont la manipulation
entraîne une modification correspondante de la position des champs d’activité, suggèrent
que les indices de l’environnement les plus efficaces sont ceux qui sont distants et qui
« polarisent » l’espace. En revanche, la capacité d’objets tridimensionnels placés
directement dans l’arène à contrôler la position angulaire des champs d’activité dépend
de leur configuration spatiale au sein du dispositif. Ainsi, l’activité spatiale des cellules de
lieu est parfaitement contrôlée lorsque les indices pertinents sont des objets
tridimensionnels placés contre la paroi de l’arène explorée par l’animal. Lorsque les objets
occupent une position plus centrale dans le dispositif, ce contrôle disparaît : la position
des champs d’activité devient alors indépendante de la position des objets comme si ceuxci
n’étaient pas utilisés par le système hippocampique pour l’ancrage positionnel de
l’activité unitaire. Ce « comportement » aberrant à l’échelle de l’activité unitaire est
retrouvé pour une majorité de cellules enregistrées dans cette situation uniquement
(Cressant et al. 1997).
23 L’enregistrement de l’activité des cellules de lieu dans des conditions similaires révèle
une influence de l’arrangement géométrique des repères. Ainsi, lorsque la configuration
des repères définit un triangle isocèle, toutes les cellules de lieu présentent des champs
d’activité dont la localisation est étroitement contrôlée par l’agencement géométrique
des objets. En revanche, lorsque cette configuration définit un triangle équilatéral,
certaines cellules produisent alors des champs d’activité dont la position est instable par
rapport à la configuration des objets (Cressant et al. 1999). Or, une telle configuration est
caractérisée par la présence de plusieurs axes de symétrie rendant ambiguë la
discrimination spatiale si les caractéristiques intrinsèques des objets ne sont pas prises en
compte. La distribution asymétrique des repères dans l’espace permettrait un meilleur
ancrage de la décharge positionnelle des cellules de lieu.
24 Ces résultats montrent donc qu’une certaine polarisation de l’espace, qu’elle soit créée
par la disposition asymétrique des repères ou par leur éloignement, est nécessaire. Cette
polarisation est générée par l’anisotropie de l’espace, qui permet d’extraire des
informations directionnelles. La forme géométrique (par exemple rectangulaire) du
dispositif dans lequel se déplace l’animal peut elle-même être source d’informations
directionnelles (Muller et Kubie 1987, O’Keefe et Burgess 1996). Les indices les plus
efficaces sont donc ceux qui créent une polarisation aisément détectable de
l’environnement. Bien que cette observation puisse recevoir plusieurs interprétations
possibles, elle évoque l’existence d’une relation entre le système positionnel représenté
par la population des cellules de lieu et le système directionnel représenté par une autre
population de neurones, les cellules d’orientation de la tête.
Relations entre cellules de lieu, cellules de direction de la tête et comportement
25 Des neurones, situés dans des structures ayant des connexions fonctionnelles étroites
avec l’hippocampe, ont des propriétés complémentaires de celles des cellules de lieu. Ces
neurones, situés en particulier dans le postsubiculum• (Ranck 1985) et le thalamus•
antérieur (Taube 1995), codent exclusivement la direction azimutale de la tête du rat
indépendamment de sa position. Chaque cellule de direction de la tête possède sa propre
direction de décharge préférentielle. Les cellules de direction de la tête partagent avec les
cellules de lieu plusieurs propriétés. La direction de décharge préférentielle de chaque
cellule est contrôlée par les indices externes (figure 2 : voir cahier couleur hors-texte)
mais est également influencée par les informations liées au mouvement de l’animal
(Taube 1998). Tout comme pour les cellules de lieu, les indices distants contrôlent la
direction de décharge préférentielle des cellules de direction de la tête (Zugaro et al.
2001). Enfin, l’activité des cellules de direction de la tête est maintenue lorsque les indices
environnementaux sont retirés (Taube et al. 1990). Donc, de la même façon que les cellules
de lieu, les cellules de direction de la tête ne sont pas de simples cellules sensorielles. Au
contraire, l’activité des deux populations, bien que reposant sur une intégration
complexe d’informations en provenance de plusieurs canaux sensoriels, semble
relativement opportuniste en étant sensible à toute forme de signal interne ou externe
permettant d’extraire une information sur l’emplacement ou l’orientation de l’animal.
26 La similarité des propriétés des cellules de lieu et des cellules de direction de la tête en
termes de sensibilité aux informations environnementales et aux informations liées aux
mouvements de l’animal suggère fortement que les deux populations de neurones font
partie d’un même réseau fonctionnel. Cette hypothèse est appuyée par les connexions
anatomiques étroites entre les structures de ce réseau et par le fait que les cellules de lieu
et les cellules de direction de la tête sont affectées de la même façon par certaines
manipulations expérimentales (Knierim et al. 1995) (figure 2 : voir cahier couleur horstexte).
27 De plus, l’activité de ce réseau semble essentielle pour le comportement spatial comme le
montrent certains travaux récents (Lenck-Santini et al. 2001, 2002). Le principe de ces
expériences est relativement simple : il consiste à faire l’hypothèse que si l’information
spatiale codée par le système des cellules de lieu est importante pour la production du
comportement, alors il doit être possible de mettre en parallèle cette information spatiale
et le comportement lui-même. En d’autres termes, une perturbation de l’information
spatiale portée par le système hippocampique devrait s’accompagner d’une perturbation
comportementale. Or, il se trouve que l’on peut induire de telles perturbations en
restreignant progressivement la quantité d’informations disponibles (par exemple, en
enlevant les indices spatiaux externes initialement présents). Dans ces conditions, la
réduction de ces informations s’accompagne généralement d’une activation des cellules
de lieu dans des portions erronées du dispositif, mais aussi d’une diminution sélective des
performances d’orientation. Ainsi, il est possible de prédire le comportement de l’animal
en connaissant l’état d’activation de ses cellules de lieu. De façon tout à fait intéressante,
des résultats très semblables ont été rapportés à propos des cellules d’orientation
(Dudchenko et Taube 1997).
Conclusion
28 Il existe donc un faisceau d’arguments convergents suggérant une fonction fondamentale
de l’hippocampe dans la mémoire spatiale. Ainsi, les propriétés fonctionnelles de
robustesse, de spécificité et de sélectivité qui caractérisent l’activité hippocampique sont
à bien des égards comparables à celles qui caractérisent la mémoire spatiale. En outre,
l’existence d’une relation fonctionnelle entre les signaux spatiaux fournis par les cellules
de lieu et les informations spatiales utilisées lors de la mémorisation a une portée
théorique considérable en montrant le rôle de ces signaux dans la genèse des
comportements spatiaux.
29 Chez l’homme, les techniques d’imagerie fonctionnelle modernes fournissent des
éléments convergents en faveur d’un rôle particulier de l’hippocampe dans la navigation
et la mémoire spatiale. Ainsi, on peut montrer que la résolution d’un problème de
navigation complexe induit une activation spécifique de l’hippocampe droit (Maguire et
al. 1998). De même, des modifications structurales de l’hippocampe sont observées chez
des personnes devant, du fait de leur métier, disposer de capacités de navigation
importantes (Maguire et al. 2000). Ces résultats remarquables sont donc en accord avec
l’idée que l’hippocampe, y compris chez les espèces supérieures, jouerait un rôle
fondamental dans la représentation de l’espace requise pour les activités de
mémorisation et de navigation. De plus, ils semblent indiquer que des modifications
structurelles locales pourraient résulter d’une demande computationnelle spécifique en
relation avec certaines compétences.
30 Quoi qu’il en soit, chez l’homme comme chez l’animal, il existerait des mécanismes
neuronaux spécifiques impliqués dans la mémoire spatiale. Même si le détail de ces
mécanismes peut varier considérablement d’une espèce à l’autre (entre autres, du fait de
l’expansion des aires corticales dans l’espèce humaine), il est cependant probable que les
principes généraux de l’implémentation neuronale de ces processus respectent un plan
d’ensemble commun au sein duquel l’hippocampe jouerait un rôle important. Ainsi,
même si la fonction de l’hippocampe reste discutée (Eichenbaum et al. 1999), l’une de ses
fonctions essentielles serait de créer un contexte favorable au traitement de la mémoire
épisodique en fournissant un cadre spatial à nos souvenirs.
Remerciements
31 Ce travail est soutenu financièrement par le Centre national de la recherche scientifique.