Chamanisme

Chamanisme , rituel et cognition chez lez touvas de sibérie du sud de Charles Stépanoff

extrait du livre de Charles Stépanoff

Chamanisme,rituel et cognition

Chez les Touvas de Sibérie du sud

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CHEMINS DE L'ETHNOLOGIE

Collection dirigée par Cécile Barraud et Michael Houseman

TOUVA, en Sibérie du Sud, des individus remarquables aux capacités sortant de l'ordinaire sont identifiés comme chamanes. On les sollicite pour voir l’invisible, faire venir le bonheur, chasser les maladies, dénouer des affaires de sorcellerie, dialoguer avec les défunts. Aux chamanes sont réservées des actions et des paroles dont les « gens simples » s'estiment incapables. Pourtant, les profanes ne laissent pas de se méfier des chamanes qu'ils fréquentent et de tester leurs talents pour déjouer les imposteurs L

Depuis la chute de l'URSS, le chamamsme fait partie du paysage urbain å Kyzyl, capitale de la république touva. L'autorité paradoxale dont jouissent actuellement les chamanes a de quoi surprendre si l'on songe aux répressions antireligieuses violentes et aux bouleversements subis par cette société au cours de l'époque socialiste Pourquoi des chamanes apparaissent-ils ? À quoi tient leur autorité ct comment se manifeste leur pouvoir ? Comment les Touvas distinguent-ils un « vrai chamane » d'un « charlatan » à l'époque postsoviétique ?

À partir d'une enquête ethnographique, cet ouvrage examine les fondements cognitifs et relationnels de la division des compétences rituelles entre spécialistes et profanes. Remettant en cause le modèle classique de 1'« élection » et de 1'« initiation » du chamane par les esprits, l'auteur montre que la qualité de chamane est conçue comme un fait incorporé, souvent inné, qui se développe dans la violence. Loin dktre réductible à une cosmologie exotique, le chamanisme s'avère fondé sur des principes généraux de la pensée humaine qu'il contribue en retour à éclairer.

CHARLES STÉPANOFF, ancien élève de l'École normale supérieure, docteur en ethnologie, est maître de conférences à la chaire Religions de l'Asie septentrionale et de l'Arctique » de l'École pratique des hautes études et membre dl' Laboratoire d'anthropologie sociale Ses travauxportent sur le chamanisme, le nomadisme et la coopération homme-animal. Il a codirigé Nomadismes d'Asie centrale et septentrionale (Armand Colin, 2013).

CHAPITRE 111

CHAMANES PAR ESSENCE

Dans ce chapitre, nous examinons les stratégies d'identification qui permettent aux Touvas de reconnaître des personnes comme étant chamanes. On ne trouvera pas ici le journal de l'avènement d'un chamane, phénomène qui commence dans l'enfance et dure de nombreuses années, mais des témoignages de Touvas sur des personnes se trouvant à des stades différents de leur reconnaissance comme chamane. À travers les récits et les interprétations des informateurs, nous tenterons de dégager les procédures inférentielles qui président à la reconnaissance d'un chamane par son entourage.

Ces conceptions et stratégies interprétatives sont représentatives du point de vue des non-chamanes sur les chamanes. Les récits des chamanes eux-mêmes sur leur vie, qui constituent un genre particulier et relèvent d'une autre logique, seront examinés dans le prochain chapitre. C'est en effet par la convergence des regards que l'entourage pose sur une personne et par les présomptions qu'il forme à son sujet que le statut de chamane se construit progressivement et que l'intéressé en vient à se reconnaître lui-même comme chamane et à adopter le rôle que l'on attend de lui. Il apparaîtra que, dans le modèle dominant, les chamanes forment une catégorie de personnes très particulière : on n'est chamane que par la naissance, il est impossible d'apprendre à être chamane et même de devenir chamane, on ne peut pas non plus cesser de l'être. En nous référant à la littérature, nous tenterons de montrer que ces conceptions ne sont pas une nouveauté de la population touva contemporaine, mais qu'on les identifie déjà dans le chamanisme présoviétique de la région.

Ce style de conception n'est pas particulier à la Sibérie, on le retrouve dans de nombreuses sociétés appliqué à divers types de catégories. Pour l'expliquer, Pascal Boyer (1990) a formulé l'hypothèse que certaines catégories sociales, en particulier celle de spécialistes rituels, font l'objet d'une compréhension « essentialiste». La discontinuité entre spécialistes et non-spécialistes serait pensée comme le résultat d'une différence d'essence. Boyer a proposé une explication cognitive forte de ce type de conception : les différences entre les catégories sociales seraient souvent interprétées par les gens sur le modèle des différences entre les espèces vivantes. Dans ce chapître, nous allons examiner si les chamanes touvas sont pensés comme une catégorie essentialisée et si l'hypothèse d’un modèle biologique peut expliquer cette conception.

STRATÉGIES D'IDENTIFICATION

Le village d'Adyr-Kežig dans la vallée du Bij-Hem en Touva orientale est entouré des montagnes boisées du massif Ödügen. De la capitale Kyzyl, il faut Parcourir une journée de piste en véhicule tout-terrain à travers la montagne pour rejoindre Adyr-Kežig, Cest des montagnes d'Ödügen que sont originaires les plus anciens des habitants, sédentarisés à partir des années 1950. Ils sont Tožu, des Touvas orientaux dont l'économie traditionnelle est l'élevage de rennes et la chasse.

Les habitants établissent à l'intérieur de leur communauté une distinction conceptuelle entre « personnes ordinaires » (anaa kiži) et « personnes qui peuvent/ savent» (bilir kiži). Parmi ces dernières, ils citent les « gens qui voient au travers » (öttiir köör), les devins et les chamanes (ham). Bien qu'il n'existe plus de chamanes tožu depuis les années 1990, de nombreux Tožu estiment que de nouveaux chamanes doivent apparaître parmi eux. La population garde des idées assez précises sur la façon dont un chamane se manifeste.

Un homme du village, Viktor, me parlait ainsi de Baraan l , petit-fils d'un chamane défunt : « Baraan, il a quelque chose, parce que son grand-père était chamane. » Quand il était enfant, raconte Viktor, Baraan s'est réveillé une nuit et a aperçu de petits personnages sur la table de la cuisine. Cependant, personne ne prit son récit au sérieux. Or, pour Viktor, cette vision est très significative :

Qu'est-ce que c'est ? Je pense que Baraan a des forces... chamaniques. Tout le monde ne peut pas voir cela. Lui, il peut. Parce qu'il a quelque chose. . . Il a quelque chose qui se cache à l'intérieur. Pour le moment il ne peut pas utiliser cette force. Il faut qu'un chamane expérimenté l'aide à utiliser cette force. Pourquoi est-il tout le temps malade ? Il y a bien une cause. Quand il prend un verre, deux, trois, c'est parti. . . Pourtant, il boit très rarement. Quand il va à la chasse, le lendemain il est malade, Je pense que c'est parce qu'il n'a pas fait sortir son énergie, ses forces. On dit que si tu as des capacités chamaniques, tu as un destin [sa/yrn-ðol], tu es chamane. Même si tu n'es pas un très grand chamane, tu as de petites forces.

L'interprétation que Viktor applique à la vision enfantine de Baraan est très particulière. Il ne s'intéresse nullement à l'identité des êtres vus par son ami. Ce qu'il retient, c'est qu'ils sont ordinairement invisibles. Viktor en infère que Baraan est doué de capacités perceptives inhabituelles. Ces capacités ne sont pas transitoires d'après Viktor, elles ne résultent pas d'une circonstance exceptionnelle. Elles dérivent de « quelque chose » qui est enraciné en lui, un trait indéfinissable interne : « Il a quelque chose qui se cache à l'intérieur. » Par ailleurs, Viktor observe un état fréquemment maladif chez son ami. Avec une forte insistance, il affirme qu'une « cause » doit nécessairement se trouver à l'origine de ces maladies. La cause qu'il propose est double : d'une part des forces », expression qui peut parfois désigner des esprits, et d'autre part une « capacité », un « destin », c'est-à-dire des qualités intrinsèques de Baraan. Il est remarquable que pour Viktor la « capacité» (ses termes sont en russe sposobnost et en touva force-capacité ») soit ce qui fait le chamane, indépendamment de la possession d'un tambour ou de la connaissance des rituels.

Il faut noter que tout récit de vision n'amène pas Viktor à prêter naïvement à son auteur des capacités de chamane. Viktor raconte aussi que son propre frère cadet lui confia un jour avoir rencontré un homme très grand, haut comme un poteau, près d'une maison incendiée dans le village. Cette description aurait dû évoquer un mauvais esprit aza-buk. Cependant, Viktor ne prêta pas attention à ce récit, le prenant pour une affabulation. Or, ce frère mourut un mois plus tard. Peu après, un lama venu de Kyzyl arriva dans le village et annonça avoir vu un grand homme se promener à proximité des villages. La vision du jeune frère était donc confirmée : il avait rencontré un démon avant de mourir. Or, lorsqu'il fait ce récit, Viktor n'est nullement tenté d'attribuer des capacités singulières à son petit frère.

Comment expliquer cette différence de stratégie interprétative ? Plusieurs éléments guident Viktor dans son interprétation. Tout d'abord, la mort de son frère indique qu'il n'était pas en état d'entretenir une relation avec des êtres surnaturels. Les capacités chamaniques lui faisaient à l'évidence défaut. Mais, dès avant cette fin tragique, au moment où il entendit le récit, Viktor reconnaît ne pas y avoir prêté attention. Ce qui manquait alors au petit frère, c'est un élément clé du cas de Baraan : des ancêtres chamanes. « Baraan, il a quelque chose, parce que son grand-père était chamane» disait Viktor. Le « quelque chose» a une origine qui se trouve du côté de l'ancestralité. Un autre élément capital distingue le cas du petit frère de celui de Baraan : la vision de ce dernier s'est produite pendant l'enfance, alors que celle du petit frère se situe à l'âge adulte. C'est précisément parce que le phénomène a été précoce que Viktor tend à lui prêter une cause « à l'intérieur ».

Ce cas particulier nous suggère que les inférences intervenant dans l'identification d'une personne comme chamane sont riches et structurées. L'opération inférentielle suivie par Viktor consiste h mettre en relation des faits qui pourraient paraître contingents : un récit de vision enfantine, des manifestations pathologiques répétées, un ancêtre chamane. Visions et maladies sont interprétées comme l'effet manifeste d'une cause indéfinie, un « quelque chose» interne à Baraan. Ce quelque chose» se volt lui-même attribuer une cause : l'ancestralité de Baraan. L'identification d'une personne comme un chamane potentiel consiste donc à l'insérer dans une chaîne causale particulière : Ancêtres chamanes—-           Quelque chose d'interne —-Capacités perceptives inhabituelles